III
LA FONTAINE.

Le lendemain, Diego Alatriste, Don Francisco de Quevedo et moi-même fûmes à la messe. Chose assez extraordinaire car si Don Francisco, de par le fait qu’il portait l’habit de Saint-Jacques, se faisait un point d’honneur d’observer les préceptes de l’Église, le capitaine n’était nullement porté aux dominus vobiscum. Mais s’il jurait et blasphémait, modérément au demeurant, souvenir de son ancien métier de soldat, jamais de toutes ces années que j’ai passées à ses côtés je ne l’ai entendu prononcer le moindre mot contre la religion, pas même dans la Taverne du Turc quand il discutait avec le père Ferez de points de controverse ou de questions touchant au clergé. Alatriste ne pratiquait pas ponctuellement les rites de l’Église, mais il respectait les tonsures, les soutanes et les cornettes, comme il respectait l’autorité et la personne du roi : par discipline de soldat, ou peut-être à cause de cette stoïque indifférence qui semblait gouverner ses humeurs et son caractère. J’ajouterai que, s’il allait peu à la messe, il m’obligea toujours à m’acquitter de mes devoirs envers Dieu tant que je fus garçon. J’accompagnais Caridad la Lebrijana les dimanches et jours de fête – comme toutes les anciennes putains, la Lebrijana était extrêmement pieuse – ou encore le père Ferez qui, les jours de la semaine, à la demande d’Alatriste, m’enseignait la grammaire, un peu de latin et quelques rudiments de catéchisme et d’histoire sainte pour que, disait le capitaine, personne ne puisse me confondre avec un Turc ou un maudit hérétique. L’homme était un tissu de contradictions. Peu de temps après, en Flandre, j’eus l’occasion de le voir tête baissée et un genou en terre quand les tercios se préparaient à combattre et que les chapelains parcouraient les rangs, nous bénissant tous. Ce n’était pas pour simuler une piété qui n’était pas la sienne, mais par respect pour les camarades qui allaient mourir en croyant à l’efficacité de ces bénédictions. Car le Dieu d’Alatriste ni ne s’apaisait par les louanges ni ne s’offensait des blasphèmes. C’était un être puissant et impassible qui ne tirait pas les ficelles des marionnettes de son petit théâtre qu’était le monde, se contentant de les observer. C’était tout au plus celui qui, avec un jugement incompréhensible pour les acteurs de la comédie humaine – pour ne pas dire de cette mascarade –, manipulait la machine du théâtre, faisant s’ouvrir des chausse-trapes ou pivoter des portes dérobées, vous mettant tantôt dans de vilains draps et tantôt vous sortant des situations les plus contraires. Il pouvait bien être ce lointain moteur premier ou cette cause de toutes les causes, comme le père Ferez nous l’avait dit un jour qu’il avait un peu abusé du vin doux, en essayant de nous expliquer les cinq preuves de saint Thomas. En ce qui concerne le capitaine, son interprétation était peut-être plus proche de ce que les Romains, si j’en crois le latin que j’appris du bon père, appelaient fatum. Je me souviens de l’expression impavide et taciturne d’Alatriste quand l’artillerie ennemie ouvrait des brèches dans nos carrés et que les autres soldats se signaient en se recommandant au Christ et à la Très Sainte Vierge, se souvenant d’un coup des prières de leur enfance. Et lui murmurait amen avec eux, pour qu’ils se sentent moins seuls quand ils tombaient à terre, mortellement blessés. Mais ses yeux clairs et froids suivaient les rangs ondulants de la cavalerie ennemie, le tir des mousquets qui pleuvait du glacis d’une digue, les bombes fumantes qui zigzaguaient par terre avant d’éclater en un éclair qui faisait la pâture du diable. Cet amen ne l’engageait à rien, comme on pouvait le voir à son regard absorbé, à son profil aquilin de vieux soldat, attentif seulement au roulement monotone du tambour au centre du tercio, roulement aussi lent et impassible que le pas tranquille de l’infanterie espagnole et que le battement serein de son cour. Car le capitaine Alatriste pouvait servir son Dieu comme il servait son roi : il n’avait pas besoin de l’aimer, ni même de l’admirer. Mais il le respectait et obéissait à ses ordres. Je le vis une fois se battre pour un drapeau et pour le corps de notre maître de camp, Don Pedro de la Daga, certain jour que pleuvaient les coups et la mitraille sur les bords de la Merck, près de Breda. Mais je sais cependant que s’il faillit bien laisser sa peau pour ce corps criblé de balles, et moi avec lui, il se moquait éperdument de Don Pedro de la Daga et du drapeau. C’était le côté déconcertant du capitaine : il pouvait se montrer respectueux envers un Dieu qui lui était indifférent, se battre pour une cause à laquelle il ne croyait point, se soûler avec un ennemi, ou mourir pour un maître de camp ou un roi qu’il méprisait.

Nous fûmes donc à la messe, mais pas par piété. L’église, comme vous l’aurez sans doute deviné, était celle du couvent des bienheureuses adoratrices, près du palais et presque en face de celle de l’Incarnation, à côté de la petite place du même nom. La messe de huit heures y était très courue, car Doña Inés de Zúniga, légitime du comte d’Olivares, venait y faire ses dévotions. De plus, l’aumônier Don Juan Coroado avait réputation de bel homme devant l’autel et de beau parleur en chaire. L’endroit n’était donc pas fréquenté seulement par les mangeuses de crucifix, mais aussi par des dames de qualité, appâtées par la comtesse d’Olivares ou par l’aumônier, et par d’autres qui, sans être de qualité, prétendaient l’être. Jusqu’aux filles de joie et aux comédiennes de petite vertu – plus pieuses encore que les autres – qui se laissaient emporter par la dévotion de rigueur en ce lieu, chargées de fards sous les plis de la mantille, toutes dentelles et petits points de Lorraine et de Provence, les dentelles de Flandre étant réservées aux dames de plus haute qualité. Et comme lorsqu’il y a des femmes, de qualité ou pas, les hommes accourent en plus grand nombre que les poux sur le pourpoint d’un muletier, la petite église était pleine à craquer pour la fameuse messe de huit heures, et, pendant que les maquerelles priaient ou lançaient les flèches de Cupidon par-dessus leur éventail, les galants se mettaient à l’affût derrière les piliers ou près du bénitier pour servir les dames d’eau bénite, laissant les mendiants sur les marches du parvis exhiber leurs plaies, leurs pustules et leurs mutilations qu’ils disaient tenir de Flandre, et même de Lépante, et se chamailler pour s’assurer des meilleures places à la sortie de la messe, prêts à apostropher vertement les messieurs qui se donnaient des airs mais ne déliaient point les cordons de leur bourse pour faire l’aumône d’un triste sou de cuivre.

Nous nous postâmes tous les trois près de la porte. De là, nous pouvions voir la nef de l’église, remplie de fidèles – si étroite qu’un peu plus et il aurait fallu représenter le Christ du maître-autel pendu, plutôt que crucifié, faute d’espace –, de même que le chœur et la grille du couvent. Chapeau à la main et cape sur le bras, le capitaine étudiait attentivement les lieux comme plus tôt, lorsque nous étions arrivés à l’église, il avait examiné dans tous leurs détails la façade du couvent et le mur du jardin. La messe en était rendue à l’évangile et, quand l’officiant se retourna vers les fidèles, j’eus l’occasion de voir le visage du fameux aumônier Coroado qui disait son latin d’une voix claire et sonore, avec beaucoup d’assurance. Gaillard sous la chasuble, c’était un homme favorisé par la nature. Ses cheveux tonsurés sur l’occiput étaient noirs et drus. Il avait des yeux pénétrants dont il n’était pas difficile d’imaginer l’effet sur les filles d’Eve, particulièrement lorsqu’il s’agissait de religieuses à qui la règle interdisait tout contact avec le siècle, c’est-à-dire avec le monde et le sexe opposé. Incapable de le voir sans me souvenir de ce qu’il faisait derrière les murs du couvent, se jouant de sa soutane, on m’excusera sans doute du malaise et de l’indignation que me causèrent ses mouvements posés et l’onction hypocrite avec laquelle il célébrait le sacrifice du Christ. Je m’étonnai que personne dans l’assistance ne crie au sacrilège ou à l’imposteur. Je ne voyais autour de moi que des expressions dévotes et même admiratives dans les regards de nombreuses femmes. Mais ainsi va la vie et cette occasion fut l’une des premières, mais certainement pas la dernière, dont je tirai cette profitable leçon, à savoir que les apparences pèsent souvent plus lourd que la vérité, que les gens les plus mauvais dissimulent leurs vices sous le masque de la piété, de l’honneur ou de la décence, et que dénoncer les méchants sans preuves, les attaquer sans armes, se fier aveuglément à la raison ou à la justice est souvent le meilleur moyen de courir à sa propre perte, tandis que les coquins qui utilisent leur influence ou leur argent pour se protéger s’en sortent sains et saufs. Une autre leçon que j’appris sans tarder est qu’il est bien mal avisé de mesurer nos forces avec celles des puissants, contre lesquels nous perdons bien plus souvent que nous ne pouvons espérer gagner. Mieux vaut attendre sans se presser, tranquille dans son coin, que le moment soit venu de tirer la dague contre l’adversaire, ou que le hasard le mette à notre merci, ce qui, en Espagne, où tôt ou tard nous montons et descendons tous le même escalier, est dans l’ordre des choses et même chose certaine et obligée. Sinon, patience. Au bout du compte, Dieu a le dernier mot et c’est lui qui distribue les cartes.

— Deuxième chapelle à gauche, murmura Don Francisco. Derrière la grille.

Le capitaine Alatriste, qui regardait l’autel, resta immobile un moment puis se tourna légèrement dans la direction que lui avait indiquée le poète. Je regardai moi aussi la chapelle par laquelle l’église communiquait avec le couvent. Derrière la lourde grille à laquelle des piques de fer renforçaient l’apparente rigueur du cloître pour empêcher qu’un homme ne puisse s’approcher plus qu’il n’était convenable, on apercevait les cornettes noires et blanches des religieuses. Telle était notre Espagne : beaucoup de rigueur et de cérémonie, beaucoup de piques et de pointes pour nous garder du mal, beaucoup de grilles et de façades – les désastres se succédaient en Europe mais les Certes de Castille discutaient du dogme de l’Immaculée Conception –, alors que les mauvais prêtres, les nonnes sans vocation, les fonctionnaires, les juges et tout un chacun tondaient la laine sur le dos du mouton, alors que la nation maîtresse de deux mondes n’était qu’une cour de voleurs, un lieu pour s’enrichir et exercer sa convoitise, paradis des maquereaux et des pharisiens croulant sous les honneurs et l’argent qui achetait les consciences, alors que la faim était partout et avec elle les canailleries qu’elle faisait naître.

— Qu’en pensez-vous, capitaine ?

Le poète avait parlé à voix très basse, entre ses dents, profitant du moment où les fidèles avaient commencé à dire le Credo. Il tenait d’une main son chapeau. L’autre était appuyée sur le pommeau de son épée et il regardait devant lui, l’air faussement recueilli, comme s’il suivait attentivement le service du culte.

— Difficile, répondit Alatriste.

Le profond soupir du poète se confondit avec le Deum de Deo, lumen de lumine, Deum verum de Deo vero que les fidèles récitèrent en chœur. Un peu plus loin, à l’abri d’un pilier et essayant de passer inaperçu dans la foule comme un renard dans un poulailler, je vis le fils aîné de Don Vicente de la Cruz, celui qui m’avait découvert dans ma cachette à cause de ce chat quand j’écoutais au fond de mon placard. Il dissimulait à moitié son visage sous sa cape et regardait la grille du couvent. Je me demandai si Elvira de la Cruz était là et si elle pouvait voir son frère. Comme de juste chez un jeune garçon de mon âge, mon imagination s’enflamma à la pensée de cette jeune fille que je ne connaissais point, mais que j’imaginais belle, prisonnière, tourmentée par ses persécuteurs, attendant le moment de sa libération. Les heures devaient lui paraître interminables dans sa cellule, dans l’attente d’un signal, d’un message, d’un billet qui lui annoncerait son évasion prochaine. Poussé par mon imagination qui débordait par moments et me faisait me prendre pour le héros d’un roman de chevalerie – le hasard avait voulu que je fasse partie de l’entreprise –, je tentai de la deviner derrière la grille qui la séparait du monde. Et bientôt je crus voir une main blanche, quelques doigts appuyés un instant sur les barreaux. Je restai aux aguets un long moment, bouche bée, pour voir si cette main allait réapparaître, jusqu’à ce que le capitaine Alatriste me donne une taloche en cachette. Rendu plus méfiant malgré moi, je fixai de nouveau l’autel avec une extrême prudence. Et quand l’officiant se retourna vers nous pour dire Dominus vobiscum, j’observai sans ciller son visage hypocrite et répondis Et cum spiritu tuo avec une dévotion et une piété si manifestes que j’aurais fait le bonheur de ma bonne et pauvre mère, si elle avait pu me voir et m’entendre.

Nous sortîmes avec Vite misa est. Dehors le soleil brillait, avivant les couleurs des géraniums dont les sœurs de l’Incarnation ornaient leurs fenêtres, de l’autre côté de la rue. Don Francisco se laissa un peu distancer. Connu comme le loup blanc, il s’entretint avec des dames et les messieurs qui les accompagnaient, nous lançant de temps en temps un regard au capitaine et à moi qui longions le mur du jardin des adoratrices. Je vis que le capitaine examinait avec une attention particulière une petite porte fermée de l’intérieur, ainsi que le mur de brique qui s’élevait à dix pieds de hauteur. Au coin, il y avait un chasse-roue qui permettait à quelqu’un de suffisamment agile de grimper jusqu’en haut du mur. Ses yeux perspicaces étudiaient la petite porte comme ceux de quelqu’un habitué à chercher des brèches dans les défenses ennemies. Elle parut l’intéresser au plus haut point, car il se caressa la moustache comme il faisait si souvent, geste qui généralement indiquait chez lui qu’il réfléchissait ou que l’envie le prenait de dégainer quand la moutarde lui montait au nez. Nous en étions là lorsque le fils aîné de don Vicente de la Cruz s’en vint vers nous, le feutre enfoncé sur la tête, comme si nous étions de parfaits inconnus. Mais je vis à sa manière de marcher et de se retourner prudemment que lui aussi prenait les mesures du mur du jardin des adoratrices.

C’est alors que survint un petit incident dont je ferai mention car il nous donnera un bon exemple du caractère de Diego Alatriste. Nous nous étions arrêtés. Le capitaine faisait semblant d’arranger quelque chose à sa ceinture. En réalité, il voulait examiner de près la serrure de la porte. Sur ces entrefaites arrivèrent des gens qui sortaient eux aussi de la messe, deux godelureaux en compagnie de dames plutôt ordinaires mais avantagées par la nature. L’un d’eux, pourpoint de velours à manches crevées, tout rubans, coiffe du chapeau brodée au fil d’argent, me heurta puis me bouscula sans ménagement, m’appelant faquin. Quelques années plus tard, cet affront lui aurait valu, pour galant qu’il soit, un bon coup de dague au ventre. Mais à l’époque j’étais encore trop jeune et n’avais d’autre choix que de ravaler les insultes, sauf si le capitaine Alatriste décidait de prendre mon honneur en main. Ce qui fut le cas. Et je dois dire que son attitude me donna à réfléchir sur l’estime dans laquelle il me tenait vraiment, en dépit de ses manières souvent brusques et de ses longs silences. Vous me pardonnerez peut-être de vous rappeler qu’il n’avait pas tout à fait tort, pardieu, après certains coups de pistolet que j’avais tirés alors qu’il était en fâcheuse posture, la nuit de la Porte des Ames.

Toujours est-il que lorsqu’il entendit le joli cœur m’interpeller avec si peu de politesse, le capitaine se retourna lentement, très serein, avec ce calme glacial qui annonçait, pour ceux qui le connaissaient bien, qu’il valait mieux faire trois pas en arrière et prendre garde à son épée.

— Morbleu, Inigo – le capitaine faisait semblant de s’adresser à moi, mais il regardait le bellâtre dans les yeux –, on dirait bien que ce gentilhomme te prend pour un vaurien de sa connaissance.

Je ne dis rien, car l’affaire était claire comme de l’eau de roche. De son côté, se voyant ainsi apostrophé, le joli cœur s’était arrêté avec ceux qui l’accompagnaient. Il était de ces hommes qui ne peuvent s’empêcher de contempler leur ombre, à défaut de miroir. Le morbleu du capitaine l’avait fait porter une main blanche, ornée d’une grosse bague en or incrustée de diamants, sur la garde de son épée ; et les doigts de l’ironique gentilhomme frémirent d’impatience. Arrogant, il toisait Diego Alatriste et je dois dire que, lorsque l’inspection fut terminée et qu’il eut vu la garde bosselée de l’épée du capitaine, les cicatrices de son visage et ses yeux froids sous le large bord du chapeau, son regard avait perdu de sa fermeté initiale.

— Et si je ne me trompais point et que je disais vrai ? répondit-il cependant, sans aucune politesse.

La réponse avait été ferme, ce qui était tout à l’honneur de ce monsieur. Mais j’avais cependant noté une certaine hésitation à la fin, et un rapide coup d’œil du joli cœur à son compagnon et aux deux dames. À cette époque, un homme pouvait parfaitement se faire tuer pour sa réputation. On pouvait tout excuser, sauf la poltronnerie et le déshonneur.

L’honneur était le patrimoine exclusif de l’hidalgo. Et l’hidalgo, à la différence du roturier qui payait tous les impôts, ne travaillait pas et n’apportait rien aux caisses du roi. Mais le fameux honneur des comédies de Lope de Vega, de Tirso de Molina et de Calderón trouvait sa source dans la tradition chevaleresque d’une époque révolue, alors qu’abondaient maintenant les vauriens et truands de toutes sortes. Ce fameux honneur n’était qu’une façade pour vivre sans travailler ni payer d’impôts, ce qui n’était pas rien.

Très lentement, prenant tout son temps, le capitaine lissa sa moustache entre deux doigts. Puis, de la même main, sans ostentation ni exagération du geste, il écarta sa cape pour dégager les poignées de son épée et de sa dague qu’il portait dans le dos, du côté gauche.

— Il se pourrait, messieurs, dit-il d’une voix très mesurée, que vous rencontriez ce garçon, que vous confondez certainement avec un autre, si par hasard vous veniez à vous promener à la Porte de la Vega.

La Porte de la Vega, toute proche, était un de ces lieux extra-muros où l’on venait vider ses querelles à coups d’épée. Le geste qu’avait fait le capitaine en écartant sa cape n’était pas passé inaperçu. Pas davantage que le pluriel messieurs. Les femmes haussèrent les sourcils, curieuses, car leur condition les mettait à l’abri et faisait d’elles des spectatrices privilégiées.

De son côté, le second individu – un autre joli cœur avec barbiche, ample wallonne de dentelle et gants couleur d’ambre –, qui avait assisté au prologue avec une moue méprisante, cessa d’un seul coup de sourire. Être deux et fanfaronner devant des dames était une chose. Une autre bien différente d’affronter un inconnu aux airs de soldat qui tout à trac vous proposait de couper court aux préambules et de régler immédiatement l’affaire, au fil de l’épée. Alatriste n’était pas de ces bravaches de la rue de la Montera et je vis l’autre esquisser un mouvement de recul. Quant au premier joli cœur, il était livide et l’on voyait bien qu’il pensait exactement la même chose, quoique sa position fût plus délicate. Il avait parlé un peu trop et le problème avec les paroles, c’est qu’une fois dites il est difficile de les ravaler et qu’elles nous reviennent parfois à la pointe d’une épée.

— Ce n’était pas la faute du petit, dit le compagnon du premier.

Il avait parlé comme un hidalgo, d’une voix ferme et calme. Mais il était clair qu’il cherchait maintenant à éviter une querelle. De cette manière, il prenait ses distances tout en offrant une porte de sortie à son ami, lui permettant d’éviter de se retrouver avec son pourpoint aussi crevé que ses manches.

Je vis le joli cœur ouvrir et refermer les doigts de sa main droite. Il hésitait. Au pire, ils étaient deux contre un, simple arithmétique. Et s’il avait découvert le moindre signe d’inquiétude ou de passion chez Diego Alatriste, peut-être aurait-il été de l’avant, sur la Cuesta de la Vega ou dans la rue même. Mais il y avait quelque chose dans la froideur et l’indifférence du capitaine, plus encore que dans ses silences, qui vous conseillait de le prendre avec des gants. Je compris ce qui se passait dans la tête du joli cœur : un homme qui défie des inconnus bien armés est soit très sûr de lui et de son épée, soit fou à lier. Et aucune de ces deux éventualités n’allait sans risques. Mais l’homme ne semblait pas poltron. Il ne voulait pas se battre, mais il ne voulait pas non plus perdre la face. Il soutint donc encore quelques instants le regard du capitaine. Puis il me lança un coup d’œil, comme s’il me voyait pour la première fois.

— Je crois que ce n’était pas la faute du petit, dit-il enfin.

Les femmes sourirent, non sans être déçues de se voir privées d’un spectacle, et l’ami retint un soupir de soulagement. Quant à moi, je me moquais bien que le joli cœur ait fait marche arrière ou pas. Fasciné, je regardais le profil du capitaine Alatriste sous le bord de son chapeau, son épaisse moustache, son menton mal rasé ce matin-là, ses cicatrices, ses yeux clairs et inexpressifs perdus dans un vide qu’il était seul à contempler. Puis j’observai son pourpoint usé et ravaudé, sa vieille cape, sa sobre wallonne lavée et relavée par Caridad la Lebrijana, le reflet mat du soleil sur la garde de son épée et la poignée de sa dague qui dépassait sous son ceinturon. Et j’eus alors conscience d’un double et magnifique privilège : cet homme avait été l’ami de mon père et maintenant il était aussi mon ami, capable de se battre pour moi à cause d’un simple mot. Ou peut-être le faisait-il en réalité pour lui-même. Les guerres du roi, ceux qui louaient sa lame et les amis qui l’entraînaient dans de périlleuses aventures, les jolis cours trop bavards, moi-même, nous n’étions que des prétextes pour qu’il se batte pour le simple fait de se battre – comme aurait dit Don Francisco de Quevedo qui pressait le pas pour nous rejoindre, flairant quelque part un parfum de querelle, quoiqu’un peu tard. De toute façon, j’aurais suivi le capitaine jusqu’à l’antichambre de l’enfer sur un ordre, un geste ou un sourire de lui. Et j’étais loin de soupçonner que c’était exactement ce qui m’attendait.

Je crois vous avoir déjà parlé d’Angélica d’Alquézar. Avec les années, quand je fus soldat comme Diego Alatriste et d’autres choses encore que je vous raconterai en temps voulu, la vie plaça plus d’une femme sur mon chemin. Je ne prise guère les grossières vantardises de taverne, pas plus que les nostalgies lyriques. Mais comme le récit l’exige, je me contenterai de dire que j’en aimai un certain nombre et que je me souviens de plusieurs d’entre elles avec tendresse, indifférence ou – le plus souvent – un sourire amusé et complice : la plus grande récompense à laquelle peut aspirer l’homme qui sort indemne, la bourse à peine dégarnie, sain de corps et son honneur intact, de si doux embrassements. Cela posé, je vous dirai que, de toutes les femmes dont les pas croisèrent les miens, la nièce du secrétaire du roi, Luis d’Alquézar, fut sans aucun doute la plus belle, la plus intelligente, la plus séductrice et la plus mauvaise. Vous m’objecterez peut-être que mon jeune âge me rendait par trop influençable – souvenez-vous qu’au moment de cette histoire j’étais un jeune garçon basque arrivé depuis à peine un an à Madrid et que je n’avais pas encore quatorze ans. Mais ce n’est pas le cas. Plus tard, quand je devins homme et que j’eus l’occasion de découvrir chez Angélica une femme qui ne reculait devant rien, mes sentiments restèrent les mêmes. Comme si j’avais aimé le diable, sachant qui il était. Et je pense vous avoir dit que j’étais déjà follement amoureux de la petite fille. Ce n’était pas encore une de ces passions qui viennent avec le temps et les années, quand la chair et le sang se mêlent aux rêves et que tout prend un aspect dense et périlleux. À l’époque dont je parle, mon amour était une sorte d’emportement singulier, comme si j’avais été au bord d’un gouffre qui attire et terrorise tout à la fois. Ce n’est que plus tard – l’aventure du couvent et de la femme retrouvée morte ne fut qu’une station de ce chemin de croix – que je sus ce que dissimulaient les boucles blondes et les yeux bleus de cette petite fille de onze ou douze ans, à cause de qui je fus si souvent sur le point de perdre mon honneur et ma vie. Pourtant, je l’aimai jusqu’à la fin. Et même aujourd’hui qu’Angélica d’Alquézar et les autres ont cessé de vivre depuis longtemps, devenant des fantômes familiers de ma mémoire, je jure devant Dieu et tous les démons de l’enfer – où elle brûle certainement au moment où je parle – que je continue à l’aimer encore. Parfois, quand les souvenirs affleurent avec tant d’insistance que j’en viens à regretter mes anciens ennemis, je me rends dans ce lieu où se trouve le portrait d’elle que peignit Diego Velázquez et je reste des heures à la regarder en silence, conscient de ce que jamais je ne l’ai connue tout à fait. Mais mon vieux cœur conserve, avec les cicatrices qu’elle lui a infligées, la certitude que cette petite fille, la femme qui sa vie durant me fit tout le mal qu’elle pouvait, m’aima elle aussi jusqu’à la mort, à sa manière.

À l’époque dont je parle, tout me restait encore à découvrir. Et ce matin que je suivis sa voiture jusqu’à la fontaine de l’Acero, de l’autre côté du Manzanares et du pont de Ségovie, Angélica d’Alquézar était encore pour moi une énigme fascinante. Vous savez déjà qu’elle avait coutume de passer par la rue de Tolède quand elle se rendait de son domicile à l’Alcázar où elle assistait la reine et les princesses en qualité de menine. La maison où elle habitait était celle de son oncle Luis d’Alquézar, une vieille et grande bâtisse au coin de la rue de la Encomienda et de celle des Embajadores, ancienne demeure du vieux marquis d’Ortigolas jusqu’à ce que celui-ci, mis sur la paille par une comédienne avide et bien connue du théâtre de la Cruz, la vende pour satisfaire ses créanciers. C’était là que ma bien-aimée vivait avec son oncle et leurs domestiques, son oncle vieux garçon dont la seule faiblesse connue, à part l’exercice vorace du pouvoir que lui permettait sa situation à la cour, était cette nièce orpheline, fille d’une sœur décédée avec son époux au cours de la tempête qui frappa la flotte des Indes en 1621.

Comme d’habitude, je l’avais vue passer de mon poste de guet, à la porte de la Taverne du Turc. Parfois je suivais sa voiture tirée par deux mules jusqu’à la Plaza Mayor ou même jusque devant le palais, avant de revenir sur mes pas. Tout cela pour obtenir la fugace récompense de ses troublants yeux bleus qui parfois daignaient se poser sur moi avant de regarder ailleurs ou de se tourner vers la duègne qui l’accompagnait, une de ces femmes pétries de piété, en coiffe, acides comme du vinaigre, et aussi chiches et plates que la bourse d’un étudiant, de celles dont on pouvait dire en toute justice :

C’est une femme portant scapulaire avec bien plus de flacons de vertu qu’herbes et poudre de turlututu dans l’officine d’un apothicaire.

Comme vous vous en souvenez peut-être, j’avais échangé quelques mots avec Angélica lors de l’aventure des deux Anglais et j’ai toujours soupçonné qu’elle avait contribué, consciemment ou pas, à préparer l’embuscade du théâtre du Prince où le capitaine Alatriste avait été à un poil de laisser sa peau. Mais personne n’est parfaitement maître de ses haines ni de ses amours ; si bien que, même ainsi, cette petite fille blonde continuait à m’ensorceler. Et l’intuition que j’avais de jouer un jeu diablement dangereux ne faisait qu’exciter mon imagination.

Ce matin-là, je la suivis donc par la Porte de Guadalajara et la petite place de la Villa. La journée était radieuse et sa voiture, au lieu de continuer vers l’Alcázar, descendit la Cuesta de la Vega puis prit le pont de Ségovie pour traverser cette rivière dont les maigres eaux furent toujours source d’inspiration burlesque pour les poètes, et au sujet de laquelle jusqu’à l’exquis Don Luis de Góngora – qu’il me soit permis de le citer avec le pardon de Don Francisco de Quevedo – écrivit un jour cette gracieuseté :

Un âne hier t’a bu, t’a pissé aujourd’hui.

Je sus plus tard qu’Angélica avait mauvaise mine et que son médecin avait recommandé des promenades dans les bois et les allées proches de la Huerta del Duque et de la Casa de Campo, tout en lui conseillant de prendre les eaux à la fameuse fontaine de l’Acero, si souvent prescrites, entre autres choses, aux dames qui souffraient d’opilations. Fontaine dont Lope de Vega a vanté les mérites dans une de ses comédies :

« Demain matin il vous faudra sortir après que vous aurez bu, reposée, une mi-écuelle d’eau ferrée qui vous fera désopiler, guérir. »

Angélica était encore bien jeune pour connaître ces maux, mais la fraîcheur du lieu, le soleil et le grand air des futaies lui faisaient du bien. Elle s’y rendait donc avec voiture, cocher et duègne, tandis que je la suivais à distance. De l’autre côté du pont, sur l’autre rive du Manzanares, dames et messieurs se promenaient sous les frondaisons. À Madrid, comme dans les églises dont j’ai parlé plus tôt, là où il y avait des dames – et la fontaine de l’Acero, ainsi que je l’ai dit, en attirait plus d’une, avec ou sans duègne –, la marmite bouillonnait de galants, de rendez-vous, de billets doux, d’entremetteuses, de jeux amoureux et de ce qu’on voudra. Il n’était pas rare qu’un jaloux au verbe court mette la main à son épée et que la promenade se termine à la pointe d’une lame. C’est que dans cette Espagne hypocrite, esclave des apparences et du qu’en-dira-t-on, où pères et maris mesuraient leur honneur à la modestie de leur femme et de leurs filles au point de ne pas les laisser sortir dans la rue, des activités apparemment innocentes, comme prendre les eaux ou aller à la messe, se transformaient en occasions privilégiées d’aventures et d’intrigues amoureuses :

Je feindrai peu à peu, ô cher époux, d’être sans couleurs et tout opilée pour ma vilaine tante abuser et abuser un père aussi jaloux.

Vous excuserez donc l’élan chevaleresque et l’esprit d’aventure avec lesquels, si jeune, je me dirigeais vers un lieu si neuf pour moi derrière la voiture de ma bien-aimée, regrettant seulement de ne pas avoir l’âge de porter à la ceinture une belle épée avec laquelle transpercer de part en part de possibles rivaux. J’étais bien loin d’imaginer qu’avec le temps ces prévisions se réaliseraient point par point. Mais quand vint l’heure de tuer pour Angélica d’Alquézar, ce que je fis, ni elle ni moi n’étions plus des enfants. Et il ne s’agissait plus d’un jeu.

Pardieu, je me perds toujours en digressions qui m’éloignent du fil de cette histoire. Je vais donc le reprendre, en soulignant un point important : l’enthousiasme que j’avais éprouvé à voir ma bien-aimée m’avait fait commettre une imprudence que j’allais bien regretter plus tard. Depuis la visite de Don Vicente de la Cruz, j’avais cru déceler autour de chez nous des mouvements de gens suspects. Rien de sûr, c’est vrai. Seulement deux ou trois têtes qui n’avaient pas coutume de fréquenter la rue de l’Arquebuse ni la Taverne du Turc. Rien d’étrange à cela car, tout près, dans la Cava Baja et les autres rues voisines, il y avait des auberges pour voyageurs. Mais, ce matin-là, je vis quelque chose qui aurait dû me faire réfléchir si je n’avais pas attendu le passage d’Angélica. Je n’allais m’y arrêter que plus tard, quand j’eus tout le loisir de songer à ce qui m’avait conduit en un certain lieu sinistre. Ou plutôt, où je fus contraint d’aller, à mon corps défendant.

Mais j’en reviens à notre histoire. De retour de la messe chez les adoratrices, alors que j’attendais à la porte de la taverne, Diego Alatriste avait poursuivi son chemin jusqu’aux postes royales. Il s’éloignait en remontant la rue de Tolède quand deux inconnus qui se promenaient d’un air innocent entre les étals de fruits avaient échangé quelques mots à voix basse avant que l’un d’eux se mette à le suivre à distance respectueuse. Je les vis faire de loin et me demandai si c’était un hasard ou si ces deux hommes préparaient quelque chose quand le bruit de la voiture d’Angélica effaça de mon entendement tout ce qui n’était pas elle. Pourtant, comme j’eus plus tard l’occasion de le regretter amèrement, les moustaches qui leur barraient le visage, leurs chapeaux à large bord calés à la bravache, leurs épées, leurs dagues et la démarche assurée de ces deux hommes auraient dû me mettre la puce à l’oreille. Mais Dieu, ou le diable, ou quiconque se joue de nous notre vie durant, aime toujours nous voir, par insouciance, superbe ou ignorance, nous promener sur le fil de l’épée.

Elle était aussi belle que Lucifer avant son expulsion du Paradis. La voiture s’était arrêtée sous les peupliers qui bordaient l’allée et elle se promenait à pied autour de la fontaine. Elle avait toujours ses boucles blondes, et son châle aussi bleu que ses yeux semblait avoir été arraché au ciel sans nuage sur lequel se dessinaient, de l’autre côté du pont et de la rivière, les toits et les flèches de Madrid, la vieille muraille et la masse imposante de l’Alcázar. Après avoir attaché ses mules, le cocher était allé rejoindre un groupe de ses collègues. La duègne remplissait une cruche à la célèbre fontaine. Angélica était donc seule. Je sentais mon cour battre à tout rompre quand je m’approchai sous les arbres et, encore loin, je vis la petite saluer gracieusement de jeunes dames qui prenaient le goûter et accepter une friandise qu’elles lui offraient, regardant à la dérobée la duègne occupée à sa fontaine. J’aurais donné toute ma jeunesse et toutes mes illusions pour être, au lieu d’un humble petit page imberbe, un de ces gaillards hidalgos – ou du moins qui le paraissaient – qui se promenaient par là, tordant leur moustache devant les dames ou devisant avec elles le chapeau à la main, le poing galamment appuyé sur la hanche ou sur le pommeau de l’épée. Il est vrai qu’il y avait aussi en ce lieu des gens du commun, et l’expérience m’apprit bientôt à deviner qu’à cette époque – comme en celle-ci – n’étaient pas hidalgos tous ceux qui voulaient le paraître. Par vanité ou par appât du lucre, nombre de gourgandines et de vauriens se donnaient des airs. Même juif ou morisque, il suffisait de mal écrire, de parler lentement et gravement, d’avoir des dettes, de monter à cheval et de porter l’épée pour se faire donner de l’hidalgo et du gentilhomme. À mon jeune âge, quiconque portait épée et cape, quiconque portait escarpins, basquine et vertugadin me paraissait personne de qualité. Comme vous le voyez, j’avais encore beaucoup à apprendre.

Quelques bellâtres passèrent à cheval, faisant des courbettes devant une voiture de dames ou de femmes entretenues, leur adressant des compliments galants. De tout mon cœur, j’espérais être comme eux et pouvoir m’approcher ainsi d’Angélica qui s’était un peu avancée sous les arbres et, retroussant le bas de sa robe avec une grâce infinie, marchait entre les fougères qui bordaient le ruisseau. Elle semblait absorbée dans la contemplation du sol et, quand je m’approchai, je vis qu’elle suivait une longue colonne de fourmis industrieuses qui allaient et venaient avec la discipline de lansquenets allemands. Risquant le tout pour le tout, je fis encore quelques pas et des branches craquèrent sous mes pieds. C’est alors qu’elle leva les yeux et me vit. Ou peut-être serait-il plus exact de dire que le ciel, sa robe et son regard m’enveloppèrent dans un nuage tiède et que je sentis ma tête tourner comme lorsque dans la Taverne du Turc les vapeurs du vin répandu sur la table émoussaient mes sens et que tout me semblait très lointain et très lent.

— Je te connais, dit-elle.

Elle ne souriait pas, ni ne paraissait surprise ou mécontente de ma présence. Elle me regardait fixement, avec curiosité, de la même façon que regardent les mères et les grandes sœurs avant de dire que l’on a grandi d’un pouce ou que notre voix a changé. Par bonheur, je portais ce jour-là un pourpoint vieux mais propre, sans reprises, des chausses passables, et sur les instructions du capitaine, je m’étais consciencieusement débarbouillé, sans oublier les oreilles. Impassible, je tentai de soutenir son regard. Et après avoir brièvement lutté contre ma timidité, je parvins à lui rendre un regard tranquille.

— Je m’appelle Inigo Balboa.

— Je le sais. Et tu es l’ami de ce capitaine Triste ou Batistre.

Elle me tutoyait, ce qui pouvait être aussi bien un signe d’appréciation que de dédain. Mais elle avait dit ami du capitaine, et non page ou domestique. Et de plus elle se souvenait parfaitement de qui j’étais. Ceci, qui dans d’autres circonstances pouvait n’avoir rien de rassurant, car mon nom ou celui d’Alatriste dans la bouche de la nièce de Luis d’Alquézar étaient plus annonciateurs d’un danger que motifs de satisfaction, me parut tout à fait adorable. Je me rengorgeai tel un petit paon. Angélica se souvenait de mon nom et avec lui d’une partie de la vie que j’étais prêt à mettre à ses pieds, m’immolant pour elle sans ciller. Peut-être comprendrez-vous si je vous dis que je me sentais comme un homme transpercé par une dague qui vit encore tant que la lame est dans la plaie mais qui expire dès qu’il tente de la retirer.

— Vous prenez les eaux ? demandai-je pour rompre le silence que son regard fixe rendait insupportable.

Elle fit une moue délicieuse qui lui retroussa le nez.

— Je mange trop de friandises.

Elle haussa les épaules d’un air hautain, comme si tout ceci n’était que balivernes et stupidités, puis regarda dans la direction de la fontaine où la duègne s’attardait avec une connaissance.

— C’est ridicule, ajouta-t-elle, dédaigneuse.

J’en déduisis qu’Angélica d’Alquézar n’appréciait pas beaucoup le dragon chargé de la garder, ni les prescriptions des médecins qui, avec leurs saignées et leurs remèdes, envoient plus de chrétiens dans l’autre monde que le bourreau de Séville.

— Je suppose que oui, fis-je, courtois. Tout le monde sait que les friandises sont bonnes pour la santé – je me souvenais vaguement de ce que j’avais entendu l’apothicaire Fadrique dire dans la taverne. Elles épaississent le sang et les bonnes humeurs… Je suis sûr qu’un beignet au miel, du massepain ou des œufs au sucre fortifient davantage un tempérament mélancolique qu’une pinte d’eau de cette fontaine.

Je me tus, ne sachant plus que dire, car là s’arrêtaient mes connaissances médicales.

— Tu as un joli accent, dit-elle.

— Basque, répondis-je. Je suis natif d’Ofiate.

— Je croyais que les Basques parlaient en jargon : « Par le Dieu qui a donné vie à moi, si voiture tu me laisses pas, tu es mort. »

Elle rit. Si je ne craignais de paraître affecté, je dirais que son rire était argentin. Il tintinnabulait comme l’argent bruni que les artisans étalaient devant leurs boutiques le jour de la Fête-Dieu, à la Porte de Guadalajara.

— Ceux-là sont biscayens, lui dis-je, un peu vexé, mais pas très sûr de la différence. Ofiate se trouve dans la province de Guipúzcoa.

Je sentais l’urgente nécessité de l’impressionner, sans savoir comment. Maladroitement, je voulus reprendre le fil de ma dissertation sur les propriétés bénéfiques des friandises. J’enflai la voix :

— Quant aux tempéraments mélancoliques…

Je m’interrompis quand un chien passa à côté de nous, un grand mâtin brun qui gambadait aux alentours. Instinctivement, sans y penser, je me mis devant la petite fille. Le chien s’éloigna sans demander son reste, comme le lion de Don Quichotte, et quand je me retournai pour la regarder, je vis qu’Angélica m’observait encore avec ce même air curieux de tout à l’heure.

— Et que sais-tu de mon tempérament ? Il y avait une note de défi dans sa voix et ses yeux immensément bleus, devenus très graves, n’avaient plus rien d’enfantin. Je m’arrêtai à regarder sa bouche encore entrouverte, son menton doux et arrondi, ses boucles blondes qui retombaient sur ses épaules recouvertes de délicate dentelle flamande. Puis je tentai d’avaler ma salive sans qu’il n’y paraisse rien.

— Je n’en sais rien encore, répondis-je avec autant de simplicité que je pus. Mais je sais que je mourrais volontiers pour vous.

J’ignore si je rougis en prononçant ces mots. Mais il est des choses qu’il faut dire quand il se doit, même si on le regrette ensuite amèrement, faute de quoi on risque de se repentir toute la vie de ne pas les avoir dites.

— Oui, je mourrais pour vous.

Il y eut un long et délicieux silence. La duègne revenait, toute noire sous sa coiffe blanche, pareille à une pie de mauvais augure, sa pinte d’eau à la main. Le dragon allait reprendre possession de ma demoiselle et je décidai donc de prendre la poudre d’escampette. Mais Angélica continuait à m’observer comme si elle pouvait lire en moi. C’est alors qu’elle porta les mains à son cou et qu’elle en détacha une petite chaîne en or à laquelle pendait une breloque qu’elle me mit entre les mains.

— Tu mourras peut-être un jour, murmura-t-elle.

Énigmatique, elle continuait à me regarder.

Mais en même temps se dessina sur sa bouche de petite fille un sourire tellement beau, tellement parfait, tellement rempli de toute la lumière de ce ciel espagnol, immense comme l’abîme de ses yeux, que je désirai en effet mourir en cet instant même, l’épée au poing, criant son nom comme là-bas en Flandre mon père avait crié celui de son roi, de sa patrie et de son drapeau. Ce qui en fin de compte, pensai-je alors, revenait peut-être à la même chose.